• Nouveau Nouveau Nouveau Monde Chapître 1 par LodelaFontaine

    I

     

    La plupart des téléspectateurs n’ont pas compris ce qu’il venait de se produire. Comment pouvait-on estimer en cet instant à quel point nous étions, les 6 milliards d’humains, au début d’une nouvelle aventure de l’humanité ? Le 11 septembre était apparu comme la fin d’un monde, ce spectaculaire attentat avait bousculé les certitudes occidentales et l’Amérique s’était engouffrée dans une croisade meurtrière. Israéliens et palestiniens concrétisaient un monde psychotique de chaos et de mort. La France devait choisir entre Chipin et Josrac pour conduire le pays vers une inexorable prochaine cohabitation, tant le goût des français pour le paradoxe était fort. Comment était-il arrivé sur ce plateau de télévision ? Il n’avait l’éloquence et la précision du verbe des philosophes qui l’avait précédé les semaines antérieures. Il n’avait le look des acteurs, artistes, écrivains qui régulièrement venaient mettre en valeur leur singularité. Il n’avait pas l’apparence des dénonciateurs de tout poil qui tentaient en quelques minutes de convaincre que leur apparent délire paranoïaque n’était qu’une partie infime de la vérité.

    Pour arriver jusqu’à ce lieu sacré des médias, la procédure avait été simple. L’envoi d’un court mèl adressé à M. Ardisson.

    « Je souhaite participer à votre émission, pour cela je dois avoir quelque chose d’extraordinaire à démontrer, je vous donne les 7 chiffres du tirage du prochain du loto et j’attends votre appel. »

    Dix jours s’était écoulés, une assistante avait bien sûr relevé le mèl mais dans le fourbi électronique ambiant, il n’avait pas suscité la moindre attention. C’est par jeu qu’un soir la charmante collaboratrice évoquant son travail entre amis avait relaté cet étrange courriel, l’alcool aidant l’un d’eux dit : « et si c’était vrai ? ». La connexion établie sur le serveur ne prit que quelques secondes, le message était toujours présent. Impression, relevé des numéros, connexion au site du jeu, tout cela dans un joyeux délire de fête du samedi soir. Puis le cri, les cris, vérification et re-vérification, des dates, des numéros. Y avait-il possibilité de supercherie ? Le message pouvait-il indiquer une date de réception erronée et laisser croire qu’il avait été envoyé avant le fameux tirage ? 3 –11 –17 – 22 –40 –41 –42 les 7 chiffres étaient bien les mêmes, mais il fut convenu qu’il y avait tricherie.

    La semaine suivante, le « si c’était vrai » resta logé dans un recoin du cerveau d’Emeline et un soir fatiguée d’un travail pénible qui provoquait chez elle une perte de sens, dans ces instants où chacun aimerait que le réel soit autre, brusquement et, sans préméditation, elle composa le numéro d’appel que l’inconnu avait laissé en terme de signature.

    La voix était claire, un peu précieuse, aucun étonnement ne transparaissait. Emeline aborda la discussion dans l’intention de découvrir comment pouvait-on mettre en œuvre cette supercherie. Elle entama la discussion en ces termes : « je voudrais savoir comment fait-on pour antidater la date de réception d’un courrier électronique ». L’inconnu précisa qu’il ne savait pas mais que cela pouvait sûrement pouvoir se faire. La réponse était claire, courte et simple, ne sachant comment poursuivre sans dévoiler l’objet de ce subi appel, elle fit allusion au mél et se présenta en tant que collaboratrice du sémillant animateur. Un blanc d’une seconde marqua pour les deux interlocuteurs, que l’objet de l’appel était cerné. « Il n’y a rien à ajouter, j’ai donné au préalable les numéros. ». Un peu agacée, Emeline décida de le provoquer, anticipant une nouvelle pirouette, elle précisa :

    • j’ai peu de temps à perdre, donnez--moi les numéros du prochain tirage pour vérification.

    La voix de l’homme laissa trahir un sourire joyeux.

    Il lui proposa :

    • Le prochain tirage à lieu demain en direct sur la chaîne n° 2, à 19h55. Appelez-moi à 19h50 et je vous donnerais les numéros. »

    • Et pourquoi pas maintenant, dit-elle ne désirant pas prolonger ce stupide entretien et ne souhaitant pas différer la clôture de ce dossier.

    • Ne vous connaissant pas, je ne désire pas en cet instant vous faire bénéficier de cette information.

    •  Parce que vous pensiez que j’allais jouer vos numéros ? 

    En cet instant, elle sentit que sa réponse était ridicule, car bien sûr qu’elle les aurait inscrits et validés. Son monde pouvait tout à fait intégrer cette distension de la raison, elle avait fait tant de choses bien plus folles lorsqu’elle souhaitait ardemment que le hasard n’existe pas. Il lui répéta à quelques mots près la même phrase.

    • Appelez--moi, demain à 19h50. Elle voulait lui répondre non, mais il y avait quelques paradoxes en son cerveau et les mots ne s’écoulaient plus aisément. Elle s’embrouilla, dit que c’était vraiment stupide, qu’il la prenait pour une imbécile…

    • 19h50 dit-il une dernière fois doucement et à la surprise de son entendement, elle répondit oui.

    Ce contact l’avait mis mal à l’aise, elle se sentait piégée. Elle en ignorait profondément la cause, mais quelque chose l’avait subjuguée. Elle aurait voulu ne jamais avoir appelé et cherchait sans se l’avouer comment elle pourrait oublier ce rendez-vous, le quotidien lui était parfois insupportable, mais s’il eut raison, cela susciterait beaucoup trop d’agitation, pour découvrir finalement un quelconque tour de magie, ou pire une caméra cachée. Sur ce dernier point, elle n’était pas connue et cela pour une fois la rassurait. Par contre être la risée de quelques têtes plus rationnelles qui n’hésiterait pas à plaisanter de sa naïveté ne l’enchantait guère. Il lui trouverait un surnom qui la poursuivrait des années. Ses pensées l’exaspéraient, il lui arrivait quelque chose de pas ordinaire, et Madame Emeline comme elle s’appelait elle-même pour se donner assurance et respectabilité, était dérangée. Elle avait un sentiment étrange comme lorsque consciemment on fait un excès de vitesse et que la police est là, il existe un court laps de temps ou on espère que l’inévitable ne se produise pas. Vivement jeudi ce dit-elle. Ce jeudi lui plaisait, il avait un goût de printemps, une allure de renouveau, il lui restait le mercredi à passer, et sincèrement, un jour est un jour, il y a avait eu plus pénible dans sa vie, le jour où il était parti sans franche explication, et les jours où à cœur perdu elle fit tout pour qu’il revienne, qu’il la touche, qu’il lui parle, qu’il la regarde. C’était son World Trade Center à elle, et pas grand chose ne s’était reconstruit depuis. Elle ne vivait pas seule, mais les jours passaient sans que son cœur bouge. Elle l’aimait bien, mais savait, si elle s’y attardait profondément qu’elle aimait avant tout ne pas être seule et là était le fondement de leur relation. Elle n’osait envisager le pire, que cette relation dure très longtemps.

    La nuit fût bénéfique, Emeline s’était persuadée qu’elle découvrirait l’imposture et n’en parla à personne.

    A l’heure prévue, devant son téléviseur elle appela, le téléphone sonna 4 fois avant qu’il ne décroche. En cet instant son cœur s’accéléra.

    • Je vous donne les numéros.

    Elle fit répéter 3 fois la série de chiffre, qu’elle inscrit aussitôt. Le générique de l’émission débutait. L’homme ne fit aucun commentaire et après une formule de politesse lui souhaitant une bonne soirée, il raccrocha.

    Elle était étonnée que la série ne lui fût pas donnée par ordre croissant puis son rythme cardiaque reprit sa cadence habituelle. Elle avait le sentiment d’un proche soulagement Au premier chiffre donné l’affaire risquait d’être close. Après les tourments que cette pseudo aventure lui avait donné, la fin imminente du suspense la laissait dans une certaine mélancolie.

    Le premier chiffre tomba comme un pieu dans son estomac, elle faillit vomir, tout son être en une seconde s’était tendu. La suite n’était pour elle qu’une évidence. Dans l’ordre prévu, les boules de couleur venaient s’appuyer les unes aux autres. Même le numéro complémentaire un peu à part dans son casier spécifique était juste. Elle se précipita pour saisir une cassette afin d’enregistrer la fin de l’émission et d’avoir ainsi la preuve de ne pas avoir été hypnotisé par son interlocuteur.

    Elle hésita pendant de nombreuses heures à refaire son numéro. Elle avait peur. Cependant elle tenait peut-être l’information du siècle et quitte à prendre le risque du ridicule, elle pouvait entrer dans l’histoire. Comment négocier cette affaire ?

    Elle s’endormit tard dans la nuit mais son scénario était ficelé et dès le lendemain elle commencerait à l’appliquer.

     

    Emeline ne fut pas en retard ce matin au bureau, alors que la nuit, son plan était clair et précis, la confrontation au monde habité d’humains et aux relations conventionnelles qu’elle pouvait entretenir sur son lieu de travail lui parut subitement un obstacle infranchissable. Là, en buvant un café elle devrait raconter son histoire, et qui pourrait bien la croire ? Lorsqu’elle croiserait l’homme au costume noir, elle devrait l’aborder et lui dire en lui glissant dans la main une copie du mail qui déclencha l’histoire. « J’ai vérifié, c’est vrai ». L’entenderait-il ? L’écouterait-il ? Sans la regarder ne dirait-il pas à une de ses proches assistantes : « Elle est folle celle-là, il faut la virer … ». La journée fut pénible, plus les heures passaient, plus tout s’embrouillait en elle. Peut-être était-elle en train de gâcher la chance de son existence, ou peut-être était-elle en train de préserver sa petite vie…Elle rentra chez elle en rage, se laissant inonder par ce désir de casser quelque chose et donner ainsi corps à sa révolte. Elle jeta un regard dur et circulaire dans la pièce cherchant l’objet expiatoire, tout cela est bien dérisoire soupira-t’ elle. Elle bue une bière, breuvage amer que l’autre terrien qui partageait son existence avait laissé en nombre dans le frigo. Elle n’aimait pas ça, et ça lui allait bien de ne pas aimer ce qu’elle buvait, le dégoût était en elle et ce liquide froid et hostile remplissait son dedans du dehors.

    Heureusement elle était seule, il était parti pour dix jours au moins, elle aurait à supporter les appels téléphoniques de confort qu’il lui passerait, pour que chacun se rassure qu’il n’est pas seul au monde. Ne pas être seul en attendant de trouver mieux, elle pensait qu’il pensait ça et elle-même pensait ça. C’était humiliant d’en arriver là, enfin c’était son choix pour l’instant. Ce pour l’instant la rassurait, mais elle ne doutait pas de sa lâcheté et que cet instant puisse durer durer. Elle ajouta à la bière un peu de whisky qu’elle bue à la bouteille, son corps se détendit progressivement, elle alluma la télévision et tout en regardant le monde se déliter au journal de 20 heures, elle se reconstruisait. Si cet homme existe, il a une histoire et cette histoire, je veux la connaître, je dois le rencontrer, l’espionner s’il le faut, en savoir le plus possible et découvrir la supercherie. Elle pensa qu’il avait dû lancer ce scénario de nombreuses fois et que si l’affaire n’était pas sortie plus tôt c’est qu’il y avait sûrement un problème. Que d’autres avaient du être moins naïf qu’elle et découvrir rapidement la chute de cette histoire merdique. Son agressivité se retournait contre cet homme qu’elle ne connaissait pas, c’était certainement un salaud, un type pas clair du tout. Plus la soirée avançait, plus son moral remontait des eaux profondes où il s’était abîmé. Elle se coucha tard avec un léger mal de tête que l’alcool lui avait laissé. La nuit fut agitée et ses rêves ténébreux. Elle savait qu’une porte lui permettrait de sortir de cet appartement qu’elle ne connaissait pas, elle avait vu cette porte et ne la retrouvait pas, elle se réveilla plusieurs fois et lorsque le sommeil la reprenait, elle recherchait à nouveau cette issue.

    Si je ne l’appelle pas, l’histoire est finie, ce fût les premières pensées que son cerveau égrena au réveil. La journée au bureau à contacter d’autres invités pour préparer une prochaine émission fut agréable. Elle aimait faire ça, car elle apparaissait un peu comme le Père Noël pour certains, très peu refusaient et ceux qui étaient pris trouvait rapidement un moyen de se défaire de leur engagement. Elle devait aussi se renseigner sur l’actualité de ses invités et présenter succinctement l’organisation de l’émission. Le soir, elle devait assister à une conférence des alter-mondialistes et cette idée lui plaisait, une amie avait promis de l’accompagner.

    Elles arrivèrent en même temps. Sylvie était une jeune femme blonde aux cheveux court, tonique et spontanée, sa présence lui donnait souvent le sentiment qu’elle était incomplète, qu’il lui manquait quelque chose pour exister vraiment, mais aussi lui donnait beaucoup de vie et d’énergie pour vivre simplement et prendre la vie par le bon bout. Les tribuns se succédaient à un rythme régulier et leurs allégations péremptoires déclenchèrent des approbations sonores des auditeurs qui agitèrent tel un seul être leurs membres pour signifier qu’ils étaient des quadrupèdes pensants. Le temps du débat avec la salle vint. Ces chefs d’œuvre de la démocratie lui faisaient horreur. Entre ceux qui redisaient ce qu’ils avaient entendu, ceux qui n’arrivaient pas à exprimer ce qu’ils pensaient penser, ceux qui racontaient leur vie, et ceux qui vendaient leur propre groupe d’appartenance dans un résumé de « nous on existe aussi et on pense comme vous mais différemment et on va vous expliquer en quoi on est pareil mais différent, et que ce que vous dites on l’a dit avant vous », l’ennui et l’agacement l’emportaient le plus souvent en diluant l’apport synthétique, démonstratif et souvent brillant des conférenciers.

    Pourtant la tonalité du deuxième intervenant de la salle capta à la seconde son attention. Elle ne retint pas l’entièreté de la question posée, mais il était question de la posture existentielle des alter-mondialistes et de leur conception des finalités de la vie.

    C’était lui, même voix, même musique des mots, elle voulait voir sa tête mais situer une quinzaine de rang plus loin, et ne possédant pas un coup de girafe la manœuvre était difficile. Elle dit à Sylvie en lui secouant le bras :   « c’est lui, c’est lui tu le vois ? » « Lui qui ? »

    Elle vit quelques cheveux, l’homme n’était pas grand et devait avoir dépassé la quarantaine. Elle ne le quittait plus des yeux, elle n’entendit rien de la réponse mais la question résonnait en elle comme s’il la lui avait posée personnellement. Finalité de la vie, finalité de la vie. Deux questions plus tard, l’homme sorti du rang et se dirigea vers la sortie. Emeline d’une voix stressée dit à Sylvie de l’attendre. La sortie de son rang fut un peu brutale et alter-mondialiste ou pas il y avait urgence qu’on la laisse passer, l’homme avait au moins 7 mètres d’avance, et tel un mauvais rêve, il lui semblait qu’elle n’arriverait jamais à le rejoindre.

    • La question sur la finalité de la vie, c’est vous ?

    • Chacun ne se la pose-t-il pas répondit-il en montant dans une haute voiture, et quels que soient les numéros précisa t’il en s’arrêtant dans son regard.

    Sylvie trouva Emeline scotchée sur le trottoir. Alors, c’est l’homme de ta vie et tu l’as laissé partir dit-elle en riant mais ces yeux étaient humides.

    Ce n’est pas possible murmura-t-elle en guise de sibylline réponse.

     

    Assise dans un bar enfumé, Emeline tenta de raconter son histoire, Sylvie était dérangée par ses propos et son affection pour elle ne lui permettait pas de la contredire. Soit elle était folle, soit …. Soit rien du tout car que pouvait-on penser d’une telle histoire ? Sylvie lui proposa de lui venir en aide et de construire ensemble différentes hypothèses. Elle en conclure qu’elle devait se protéger mais en même temps tenter d’attirer d’autres personnes dans cette histoire.

    Le scénario décidé fut le suivant :

    Partir du mèl et l’évoquer sur son lieu de travail, énoncer ses doutes et les procédures qu’elle avait mises en œuvre pour vérifier l’information et demander qu’un groupe participe à l’élucidation de cette affaire. Que des choses rationnelles qui ne risquaient pas de la mettre en position de l’assistante illuminée qui, pour faire croire qu’elle existe, raconte n’importe quoi.

    Le week-end les deux amies affinèrent le scénario, et tentèrent d’anticiper les réactions du groupe. L’idéal serait que ses collègues se prennent au jeu et qu’elle ne soit plus seule à porter cette histoire comme un fardeau. Emeline n’était pas une personnalité qui facilement retenait l’attention des autres, sa présence était appréciée, mais elle n’était pas charismatique et son absence n’était pas ressentie comme un manque. Là, elle devait puiser dans des ressources inconnues en elle. L’aide de Sylvie était précieuse et Emeline était fermement décidée à lancer la machine. Le lundi était le jour favorable car évoquer un sujet aussi décalé ne pourrait retenir l’attention lorsque le compte à rebours pour l’enregistrement de la prochaine émission était lancé. Emeline s’endormit profondément. Un lien invisible semblait la protéger, le regard de cet homme l’avait touché. Comme s’il lui avait dit – je suis là, ne crains rien – comme si la petite fille en elle pouvait à nouveau grandir en sécurité – comme si la peur n’avait plus de sens – comme si …